"Ivry sur Terre
Comment les arts peuvent contribuer à faire atterrir la Modernité "
texte de Patrice Maniglier,
Maître de Conférences au Département de Philosophie de l’Université Paris Nanterre
catalogue de l'exposition Wetland, Galerie Fernand Léger, Ivry-sur-Seine, 2022
La notion de « progrès » n’est pas seulement une idéologie faite de catégories abstraites : elle est aussi une qualité de nos perceptions. Le présent étant supposé résulter d’une évolution inéluctable, ce qu’on voit autour de soi est perçu comme étant tel qu’il devait advenir. L’actuel est comme marqué du sceau impalpable de quelque nécessité – nécessité qu’il ne doit en vérité qu’au fait même d’être actuel : « si on en est là, c’est qu’on devait y arriver… » Non par le dessein de quelque providence, certes, mais du fait de l’efficacité optimale avec laquelle un certain régime sociotechnique prétend répondre à nos besoins humains fondamentaux en transformant toujours plus profondément nos existences afin de satisfaire toujours plus adéquatement nos aspirations les plus enracinées, les plus essentielles. Cette transformation, on l’a appelée, on l’appelle encore, « modernisation » ; le régime sociotechnique qui à la fois en résulte et la supporte, « Modernité ».
Or nous sommes à un moment de l’histoire dans lequel nous devons être capables d’imaginer pour nous, pour la planète où nous vivons, pour nos semblables et nos dissemblables, d’autres destins que cette « Modernité ». C’est ce défi qu’on appelle « transition écologique ». Le mot est un peu malheureux car il donne le sentiment qu’on connaît à la fois le point de départ et le point d’arrivée, et qu’on n’ignore seulement comment aller de l’un à l’autre. Or la transition écologique est l’exact inverse : il s’agit de défaire un sentiment d’inéluctabilité, de rouvrir une multiplicité de futurs, de délinéariser le temps. Être capable de voir dans ce qu’il y a autour de nous les possibles que la Modernité a écrasés, toutes ces voies de l’histoire parallèles à celle sur les rails de laquelle nous paraissons enfermés, ces virtualités du présent qui continuent à frapper à la porte de nos perceptions comme les spectres et les remords, ce n’est pas une question d’imagination gratuite ou d’ouverture d’esprit, c’est une question de survie. Car c’est à cette condition seulement que pourra être diverti l’avenir inéluctablement catastrophique auquel la promesse moderne malgré elle nous conduit. Le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont les deux manifestations les plus claires de cette catastrophe involontaire que la modernisation du monde a entraînée : nous croyions (ou feignions de croire) améliorer de manière décisive le sort de l’humanité tout entière ; nous avons préparé les conditions d’une des plus grandes extinctions de l’histoire de la vie sur Terre… Si nous voulons faire bifurquer cette trajectoire, nous devons briser l’illusion de nécessité qui s’impose à notre réalité telle qu’elle est.
Pour multiplier notre avenir, il faut multiplier notre présent. Il faut faire sentir, à rebours de l’évidence moderne, la contingence de notre présent, afin de faire sentir aussi la possibilité de le transformer, ou plutôt de transformer la manière même dont il se transforme[1]. Être capable de défaire l’enchantement moderne – car, contrairement à ce que disait Max Weber [2], la modernité n’est pas synonyme de désenchantement du monde, mais au contraire d’enchantement de la civilisation, nos sens même étant comme fascinés, charmés, envoûtés, par la transformation de nos existences matérielles –, voilà une des conditions esthétiques sans laquelle nous ne serons pas capables de répondre au défi qui constitue véritablement notre actualité, la tâche qui, du fond de notre présent, nous demande de devenir des sujets capables d’une action urgente et pour laquelle une seconde chance ne nous sera pas donnée : écologiser la Modernité [3].
On s’interroge beaucoup de nos jours sur la manière dont ces ingénieries de la sensibilité que sont les pratiques artistiques peuvent contribuer à cette tâche urgente à laquelle toute notre civilisation est convoquée, la « transition écologique » [4]. À cette question, Wetland de DN, l’installation exposée à la galerie Fernand Léger du 24 septembre au 18 décembre 2021, a proposé une réponse à tous égards admirable : admirable par sa profondeur intellectuelle, admirable par l’intelligence discrète du problème dont elle témoigne, admirable par la douceur, la tendresse, la légèreté avec laquelle elle y intervient, admirable enfin par le bonheur qu’elle suscite, marque sûre, aujourd’hui comme toujours, d’une œuvre d’art réussie. Je voudrais, dans les pages qui suivent, montrer comment cette œuvre nous aide à comprendre que nous ne pourrons pas aller jusqu’au bout de cette soi-disant transition écologique sans changer l’idée même que nous nous faisons de la réalité, et sentir cette forme de réalité nouvelle. Wetland est une formidable introduction à l’ontologie du terrestre dont nous avons besoin si nous voulons faire revenir sur Terre le mode d’existence moderne qui est le nôtre.
Multiplier le présent
Il revient aux artistes de nous montrer le monde tel qu’il est. Or nous montrer le monde tel qu’il est aujourd’hui c’est superposer, à ce qui est, ce qui pourrait être, à l’actualité, la possibilité : c’est défaire l’illusion que nous avons de vivre dans une réalité univoque, qui se réduit à ce qu’elle est, pour mieux la faire apparaître comme un feuilletage de virtualités d’elle-même. C’est ce qu’ont fait Laetitia Delafontaine et Grégory Niel en installant au sein d’une ville particulière, la commune d’Ivry-sur-Seine, une version alternative d’elle-même que les habitants peuvent découvrir à la fois sous une forme abstraite, celle d’une carte, et sous une forme concrète, celle d’un ensemble d’images, et même d’images dans lesquelles ils sont susceptibles de s’immerger, puisqu’en plus d’une image satellite (du genre de celle qu’on peut obtenir en allant sur Google Earth) de ce à quoi Ivry pourrait ressembler dans cette réalité alternative, on peut trouver un diaporama déployant sur trois murs le spectacle photographique qu’on aurait de la ville dans ce présent parallèle si on s’y plaçait en un certain lieu déterminé, ainsi qu’un court film montrant, le temps d’un travelling au ras du sol d’un environnement virtuel, ce que cela ferait que de se mouvoir dans cette ville alternative.
Cette ville alternative n’est pas une tout autre ville. C’est bien Ivry-sur-Seine. On la reconnaît à ses bâtiments familiers. Elle a subi cependant une variation précise : une zone humide l’occupe désormais en partie. Une portion importante de l’espace bâti est désormais submergée sous un grand lac, une autre remplacée par une zone d’aquaculture et une autre encore par plusieurs étangs où vivent des hérons, des carpes et des batraciens... C’est donc une variante réglée, comme si on avait bougé un cran dans le kaléidoscope des possibles pour montrer ce que serait Ivry si…
Si…
Si quoi ?
Eh bien si une partie de la ville avait été remplacée par une zone humide. Mais pourquoi cette variation-ci ? Est-elle arbitraire ? Elle ne l’est pas plus que celle qui a conduit l’imagination moderniste elle-même a transformé les paysages, en même temps qu’elle conduisait le monde à y répondre avec ses propres moyens expressifs, qui sont faits d’eaux, de vents, de virus... Car le risque d’inondation n’est pas une pure fiction pour la ville d’Ivry, l’histoire des crues de la Seine en témoigne. Avec le réchauffement climatique en cours, ces risques d’inondation ne sont que plus pressants. Les événements de l’été 2021 en Allemagne et en Belgique, la tempête Alex dans les Alpes Maritimes en 2020, et bien d’autres épisodes récents, donnent une idée de ces virtualités catastrophiques que les dynamiques climatiques déclenchées par la modernisation portent en elles. La municipalité d’Ivry ne les ignore pas, elle s’y prépare, à grands frais, comme bien d’autres villes au monde [5]. Imaginer une partie de la commune conquise par les eaux n’est donc pas absurde. C’est donner de la ville telle qu’elle est aujourd’hui une image au futur antérieur, afin de mieux faire sentir à quelles dynamiques historiques la ville présente contribue comme toute réalité sociotechnique moderne. La fiction artistique vaut donc ici avertissement…
Ce n’est pas, cependant, n’importe quelle forme que DN ont donné à la conquête par les eaux de la ville d’Ivry : il s’agit d’une zone humide. Le mot « zone humide » évoque pour nous le type même de ces écosystèmes riches et fragiles qui ont été détruits par le processus de modernisation : elles ne sont plus que résiduelles à l’échelle de la planète, 90% d’entre elles ayant disparu depuis le début de l’ère industrielle. Il évoque aussi une des luttes récentes les plus spectaculaires et les plus efficaces contre les brutalités de la modernisation, celle de la « Zone à Défendre » de Notre-Dame-des-Landes, qui était, on s’en souvient, une zone humide qui allait être détruite par la construction d’un aéroport, grand projet typique de la modernisation. Recouvrir Ivry d’une zone humide le temps d’une fiction, c’est donc faire revenir dans une ville marquée par l’héritage des utopies modernistes, aussi bien dans le domaine politique qu’architectural, ce que cette modernité a refoulé éminemment. La fiction artistique vaut donc ici « image dialectique » au sens de Walter Benjamin : retour des vaincus de l’histoire qui viennent briser le temps cumulatif en réclamant vengeance pour les torts qu’ils ont subis [6].
Cette vengeance cependant ne prend pas une forme brutale : dans la fiction de DN la ville semble s’être installée avec bonheur dans cette relation alternative à l’eau, la zone humide n’a pas remplacé la ville, elle s’y est lovée. Plus que d’une modernité brisée par le retour de ses propres refoulés, on aurait donc ici l’image d’une ville qui, au lieu de se défendre contre l’eau, aurait su l’intégrer dans son paysage urbain pour en faire une autre expérience de l’urbanité moderne. Est-ce une représentation de l’avenir, ce à quoi ressemblera Ivry dans quelques décennies, quand les eaux auront monté au point qu’elle n’aura plus les moyens d’y résister, ou une représentation d’un présent alternatif, ce à quoi aurait ressemblé la ville aujourd’hui si elle s’y était préparé non pas en cherchant à repousser l’eau à l’extérieur d’elle-même mais en s’efforçant de l’intégrer dans son propre paysage, limitant ainsi sa contribution au réchauffement climatique et donc la montée des eaux elle-même, ou encore une représentation d’un futur lui-même alternatif, ce à quoi pourrait avoir ressemblé Ivry dans quelques décennies si, au lieu de continuer à lutter contre la montée des eaux, comme elle le fera certainement, en ajoutant du béton au béton et donc en alimentant les processus même qui provoquent cette montée des eaux (car le béton est très émetteur en carbone…), elle avait su l’accueillir, cette eau, en son propre sein ? Dystopie ou utopie, image d’un futur effrayant ou rêve d’un présent meilleur, voire d’un futur déjà perdu ? Le projet ne le dit pas ; il entretient au contraire cette ambiguïté. C’est qu’il s’intéresse non pas à choisir entre ces réalités, mais à nous montrer leur empilement sur place. Wetland décrit une réalité présente, la ville d’Ivry elle-même, mais telle qu’elle est virtuellement, c’est-à-dire dans la variation de ses propres états possibles. Il ne s’agit pas d’une fiction si par fiction on entend quelque chose qui s’oppose à la réalité. Dans un monde en transformation rapide, les autres états possibles d’une partie de ce monde ne sont pas des fictions, mais plutôt des simulations. Et dans un monde qui ne cesse de refouler la conscience de cette transformation, mettre en évidence ces autres états possibles à l’intérieur de l’expérience même d’un lieu, c’est non pas nous éloigner de la réalité, mais au contraire nous y reconduire plus profondément.
D’ailleurs, l’opération qui fait rebrousser la modernité telle qu’elle a pris figure ici, à Ivry, dans ses propres virtualités, est d’une extrême précision. Car ce n’est pas n’importe quelle zone humide que DN ont installé sur ce territoire. Ils sont allés chercher le plan exact d’une zone humide réellement existant, celle qui jouxte la ville nouvelle du Val-de-Reuil, qui se trouve entre Paris et Rouen, dans un coude de la Seine, en confluence avec l’Eure. Le Val-de-Reuil est une des neuf villes nouvelles crées en France à la fin des années 1960. La création ex nihilo de cette ville, qui devait accueillir 100 000 habitants (soit encore plus que la commune d’Ivry elle-même, qui en compte 60 000), avait été confiée à l’équipe d’architectes de « l’Atelier de Montrouge », dont faisait partie Jean Renaudie, un des deux architectes des célèbres « Étoiles d’Ivry », dans laquelle se trouve précisément la galerie Fernand Léger où l’installation est exposée. Le projet de Renaudie ne sera pas retenu et conduira à son départ de l’Atelier de Montrouge et à son association avec Renée Gailhoustet, avec qui il réalisera les fameuses Étoiles. On dispose cependant des dessins de Renaudie et ils montrent l’effort avec lequel une architecture résolument moderniste essaie de se fondre dans un paysage aquatique, s’avançant résolument sur la zone humide à partir des falaises qui la bordent, sans la détruire, s’y mêlant au contraire, superposant ainsi « nature » et « culture » avec une audace caractéristique du modernisme hétérodoxe de Jean Renaudie. Car on ne peut comprendre le choix de DN si on ne rappelle pas que cet architecte représente précisément une variante interne du modernisme, inquiète des effets de standardisation de l’architecture, soucieuse de développer un système permettant à la fois la massification des méthodes (susceptible de répondre à l’urgence démographique de la période de l’après-guerre) et la diversification des résultats (permettant l’appropriation des espaces par les usagers qui aspirent à retrouver dans le lieu qu’ils habitent quelque chose de leur particularité individuelle, de leur singularité irremplaçable, de leurs idiosyncrasies variées). Ce souci aboutira aux Étoiles d’Ivry, dont le principe de construction, privilégiant le triangle, permettait de générer pour chaque appartement des plans toujours différents à partir de la répétition du même procédé, mariant ainsi généricité et différenciation. Quoi qu’on pense du succès de l’opération (qui est très discuté), il ne fait aucun doute qu’il s’agisse d’un témoignage unique sur la diversité interne de la modernité, la conscience critique du projet moderniste et ses virtualités inabouties. Les « Étoiles » sont un monument historique et font de la ville d’Ivry un haut lieu de l’architecture moderne, et cela d’autant plus qu’elles incarnent une voie hétérodoxe et à certains égards hétérotopique de la modernité [7]. C’est donc une variante non réalisée d’un espace moderniste (la zone humide du Val-de-Reuil) que Delafontaine et Niel ont superposé à la ville d’Ivry où on trouve une variante hétérodoxe réalisée de l’architecture moderniste (les Étoiles de Renaudie et Gailhoustet) pour mieux nous faire sentir l’épaisseur virtuelle de ce présent qui, à force de se croire réduit à une version unique, se dirige vers un avenir catastrophique. Tout se passe comme si la modernité rebroussait sur place dans ses propres virtualités pour retrouver ainsi dans la superposition de ses variantes sa propre condition terrestre…
Les deux artistes (dont il faut rappeler la formation d’architectes, leur œuvre entière rejouant les questions spatiales dans l’espace de l’art contemporain) ont poussé la précision jusqu’à vérifier que cette superposition de l’étang de Vaudreuil au plan de la ville d’Ivry s’appuie sur la carte des zones inondables. Ils se sont fondés sur l’histoire des crues de la Seine pour disposer de manière assez précise les frontières des trois parties de la zone humide sur la géographie de la ville, aux endroits qui correspondent aux zones inondables de la localité d’Ivry. L’histoire alternative de la modernité rejoint ainsi la géographie des risques en période de réchauffement climatique, le passé irréalisé rejoint le futur possible afin de défaire l’illusion de stabilité et de nécessité qui oblitère notre rapport au présent. La vraie ville d’Ivry n’est pas celle que nous voyons ici et maintenant : elle est l’ensemble des transformations qui pourraient lui arriver sous l’effet des rêves dont elle a fait l’objet de la part des humains et des réponses que les processus « naturels » ont données et donneront aux tentatives de les réaliser.
Wetland est donc tout autre chose qu’une fiction arbitraire à caractère vaguement allégorique sur la relation entre modernité et risques naturels : c’est une invitation à voir la ville d’Ivry autrement. Et de fait, pendant l’exposition, on pouvait entendre des visiteurs reconnaître l’endroit où ils habitaient et s’exclamer : « Mais mon immeuble est là, sous le lac ! – Oh le mien est juste en bordure de l’étang ! » C’est à ce genre d’exclamations qu’on vérifie que DN ont réussi à donner une expérience de ces virtualités, positives ou négatives, qui travaillent le présent et sur lesquelles désormais, quelles que soient les décisions qu’on prenne, il faudra compter. Multiplier ce genre d’expériences, rouvrir les portes de nos perceptions à cet éventail des possibles qui font l’épaisseur réelle de notre monde, voilà une des manières par lesquelles l’art peut contribuer à faire bifurquer la modernité de sa trajectoire catastrophique, et même, pour tout dire, apocalyptique. Il le fait tout simplement en mobilisant ses propres ressources pour nous montrer la réalité telle qu’elle est. Car jamais l’imagination n’a été autre chose qu’un moyen d’accéder à des dimensions de la réalité auxquelles d’autres organes de perception ne nous permettent pas d’accéder.
On peut aller plus loin : non seulement Wetland permet de donner de la ville d’Ivry une image plus réaliste, au sens où l’exposition nous aide à percevoir la ville, au-delà de l’état actuel qui est le sien aujourd’hui, comme prise dans des dynamiques de transformation caractéristiques de l’histoire de la Modernité et qui font qu’elle pourrait être autre, et même qu’elle pourrait devenir autre de différentes manières, mais il permet aussi de ramener cette ville sur Terre. D’une certaine manière, Wetland est un opérateur de relocalisation terrestre bien plus efficace qu’un GPS. En visitant l’exposition un visiteur en apprend plus sur la question « où suis-je sur Terre ? » qu’en regardant une application de géolocalisation sur son téléphone. En effet, les différentes versions de la modernité que DN superpose sur la ville d’Ivry ne dépendent pas de choix locaux : elles inscrivent la ville dans une histoire bien plus vaste, qui n’est autre que l’histoire de la Terre, de la Terre tout entière. Ce ne sont pas les décisions des architectes, des urbanistes, des responsables politiques locaux et des citoyens de la municipalité qui déterminent seules la forme de la ville ; c’est aussi le climat global. Les émissions de gaz à effets de serre dans les usines de la Chine ou les élevages du Brésil ont un effet sur les berges d’Ivry. Le réchauffement climatique est un phénomène global. Les gaz à effet de serre s’accumulent dans l’atmosphère et réchauffe la planète par leur contribution à une concentration globale de carbone dans cette atmosphère. Certes, ce réchauffement varie en fonction des localités terrestres, mais sa cause est bien unique : une émission locale de carbone vient rejoindre l’atmosphère globale et impacte les cycles de la Terre dans leur ensemble au même titre que n’importe quelle autre émission locale. C’est donc d’une certaine manière l’exposition de la ville d’Ivry aux dynamiques planétaires que l’installation de DN met en évidence, c’est l’intrication de cette réalité spatiale humaine et non-humaine dans les dynamiques de la Terre qu’elle fait sentir. Elle ramène Ivry sur Terre.
Bruno Latour remarquait que la Modernité avait cette étrange tendance à négliger sa condition terrestre et que l’urgence intellectuelle et esthétique était précisément de nous ramener sur Terre, de nous faire « atterrir ». Wetland, de DN, est un tel engin d’atterrissage pour les Modernes.
Il est frappant de noter que revenir sur Terre, retrouver le sens de son être-sur-Terre, de son être à Terre, se confond avec la capacité à faire remonter, dans notre expérience du lieu où nous sommes, l’ensemble des autres versions possibles de ce lieu dont précisément nous ne voulons rien savoir, que nous refoulons activement pour pouvoir mieux continuer à y vivre comme nous vivons, sans percevoir même ce que nous faisons, c’est-à-dire l’action de terraformation de la planète que nous avons. Comprendre que nous sommes sur Terre, c’est comprendre que nous vivons dans un kaléidoscope de possibilités et que ces différentes versions de notre lieu ne sont pas tant des alternatives imaginaires que nous projetterions sur lui, que des feuillets réels qui composent son être objectivement incertain. Un épisode dans l’histoire du GIEC en témoigne. Lors de son premier rapport, l’organe intergouvernemental avait proposé une description de l’évolution du climat dans les décennies à venir si aucune action n’était entreprise (« scénario de base », « business as usual ») et des modélisations alternatives si certaines actions de réduction des émissions étaient décidées. Un certain nombre d’États avait cependant objecté que cette manière de représenter les choses n’était pas « objective », qu’elle ne se contentait pas de décrire la réalité telle qu’elle était mais qu’elle incitait clairement à prendre certaines décisions. Or le GIEC devait être « policy-relevant » et non pas « policy-prescriptive ». À partir de son deuxième rapport le GIEC a donc modifié sa rédaction en présentant six scénarios et en recommandant « d’utiliser l’ensemble des six scénarios pour représenter l’incertitude inhérente au développement socio-économique du monde [8] ». Il ne s’agit donc plus de tenter d’anticiper l’avenir en calculant à partir d’un présent supposé connu les évolutions des systèmes si rien n’était modifié, et en lui opposant des évolutions alternatives en fonction de décisions prises, mais bien de représenter le présent lui-même comme un empilement de versions alternatives exprimant l’incertitude objective de la réalité. La meilleure représentation qu’on puisse donner d’une réalité fondamentalement en devenir est celle d’une multiplicité de versions alternatives articulées. Les paramètres qui déterminent les différents scénarios constituent les lignes structurant cette incertitude objective. La réalité de notre monde n’est pas l’état actuel dans lequel il se trouve aujourd’hui. La réalité de notre monde est l’ensemble de ces incertitudes, de ces hésitations, de ces lignes de crête sur le fil desquelles il hésite encore. Il n’est pas un état fixe donné, mais bien un ensemble de dynamiques pour l’instant encore partiellement réversibles, modifiables, altérables – jusqu’à ce que certains de ces seuils soient franchis et que ces processus soient déterminés, verrouillés, entraînant par exemple la planète dans une cascade de causes et d’effets qui l’emmèneront vers des augmentations de la température globale de +3 ou +4, voire +5 degrés Celsus par rapport à l’âge préindustriel. En donnant aux personnes qui visitent l’exposition Wetland l’expérience in situ d’une déformation de l’espace même dans lequel elles se trouvent, en leur faisant subir une anamorphose spatiale telle qu’elles se retrouvent dans une version alternative de ce même espace, DN les réinscrivent ainsi sur Terre, c’est-à-dire leur redonne un peu conscience du fait qu’elles sont prises dans ces dynamiques globales qui rendent objectivement incertaines la réalité où elles se trouvent.
Détotaliser la Terre
À la question « comment l’art peut-il contribuer à l’effort civilisationnel pour faire atterrir la modernité », DN ont donc répondu très simplement : en mobilisant sa capacité à nous faire sentir la réalité d’une manière originale, à nous donner des expériences qu’on ne peut trouver que dans l’espace de l’art, qu’on ne peut obtenir que grâce à la mise en œuvre des techniques artistiques. Plus précisément, c’est la capacité de l’art à suspendre l’opposition de la réalité et de la fiction, à rendre trouble ou équivoque la perception que nous avons de la situation dans laquelle nous sommes, qui peut être mobilisée pour nous reconduire au cœur des dynamiques terrestres de la modernisation, mieux nous faire comprendre le véritable changement de réalité que cela implique.
C’est d’ailleurs précisément parce qu’ils avaient développé des outils pour fabriquer un genre de réalité extrêmement singulier que DN ont pu avoir la vision de cette manière dont l’art était capable de contribuer à la reterrestrialisation de la Modernité. Ils ont reconverti sur cette question précise de la « transition écologique » (ou de « l’écologisation de la modernité », ou de sa « reterrestrialisation », comme on voudra la nommer) les outils esthétiques qu’ils avaient mis au point ailleurs, dans une méditation plus formelle sur les relations entre espace optique et espace bâti, art visuels (cinéma et réalité virtuelle) et arts de l’espace (architecture et urbanisme). On ne peut qu’être frappé par la résonnance de Wetland avec un projet antérieur des deux artistes, Rosemary’s Place, installation multimédia complexe exposée à la Galerie de l’École des Beaux-Arts de Montpellier en 2007 [9].
Dans cette œuvre, ils avaient aussi réussi à créer une étrange continuité entre un espace fictif et un espace matériel, imaginant un dispositif permettant aux visiteurs et aux visiteuses d’entrer avec leurs corps organiques dans l’espace d’une fiction, celui de l’appartement de Rosemary et Guy tel qu’il apparaît dans le film de Polanski, Rosemary’s Baby. Cet espace n’est pas seulement fictif parce qu’il est le décor d’une fiction. La mise en scène de Polanski avait pris soin en effet de faire soupçonner que l’ensemble de cette histoire n’était peut-être au fond que le délire de Rosemary, au moyen d’un indice subtil mais efficace : entre les différents plans dans lesquels l’appartement est filmé, Polanski avait modifié le décor, tel angle des murs étant très aigu dans tel plan, beaucoup plus obtus lorsqu’il est filmé d’un autre point de la pièce, l’encadrement d’une porte plus grand en champ qu’en contre-champ, etc. Bref, il avait modifié les dimensions des éléments du décor entre les plans, instaurant ainsi une sorte de faux-raccord spatial généralisé. Cela avait pour conséquence qu’il était en principe impossible de synthétiser les différentes vues prises sur l’appartement dans un plan unique. L’espace optique tel que le film le présente ne peut pas devenir un espace construit, il reste nécessairement de l’ordre de la fiction, c’est-à-dire qu’il doit toujours être attribué à quelqu’un, soutenu par une subjectivité.
Pourtant, DN avaient décidé de construire physiquement cet espace mental par une sorte de deuxième tour de fiction : en forçant subtilement les impossibilités installées par Polanski et son décorateur, en redressant certains angles, rectifiant certaines dimensions, ils avaient reconstitué le plan de l’appartement de Rosemary et Guy le plus probable, puis ils l’avaient construit en galerie sous forme de cimaises blanches, dépourvues de tout décor, le tout baignant dans une lumière toute aussi blanche, aveuglante. Les visiteurs et les visiteuses pouvaient ainsi entrer vivants dans l’espace d’une fiction, et même d’une hyperfiction, puisqu’il s’agissait de l’interprétation que des artistes avaient fait d’un espace hallucinatoire lui-même imaginé par le réalisateur d’un film, la représentation à la fois métaphorique et littérale du délire d’un personnage fictif, en l’occurrence Rosemary. Il en résultait un espace à la fois subjectif et objectif – d’où le titre : Rosemary’s Place, lieu halluciné par Rosemary, tel qu’il se trouve donc, en un sens, « dans sa tête », mais dans lequel pourtant nous pouvions entrer avec nos corps, faisant ainsi une expérience troublante, équivoque, ni tout à fait réelle, ni tout à fait fictive – bref l’expérience d’une réalité virtuelle.
Un des points les plus intéressants de cette œuvre à mes yeux était précisément ce qu’elle nous disait de la nature même de la réalité virtuelle en général : qu’il s’agit d’un espace fictif dans lequel pourtant on garde sa propre liberté de mouvement, comme si on pouvait être libre dans le rêve d’un autre. Pour qu’une réalité virtuelle existe, il n’est pas nécessaire qu’on dispose de moyens techniques numériques : un espace physique comme celui de la galerie de Montpellier peut constituer un espace virtuel, il suffit que soit altéré son statut ontologique. Cette altération est le résultat du fait qu’il est pris dans un feuilletage de représentations, de récits, de versions qui, tout en étant articulées les unes aux autres, ne s’intègrent pas de telle sorte à séparer d’un côté une réalité objective transcendante et de l’autre différents points de vue subjectifs sur cette réalité. Au contraire, le ressort de Rosemary’s Place était de faire d’un espace tridimensionnel réel une version, parmi d’autres possibles, d’un autre espace qui restait, lui, rigoureusement inconstructible, l’espace halluciné par Rosemary elle-même. La totalisation des différentes vues perspectives, qui en étaient données par les images du film, dans l’unité d’un plan constructible, c’est-à-dire d’une représentation en surplomb, aboutissait non pas à une réalité univoque sur laquelle on devrait se contenter d’avoir des représentations subjectives, mais bien à une interprétation supplémentaire de cette réalité, évoquant ainsi de manière impressionnante le célèbre adage de Nietzsche : il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations, et des interprétations d’interprétations. La totalité, au lieu d’intégrer les différentes vues partielles et partiales, s’ajoutait à elles, comme une version de plus.
Or c’est exactement ce qu’on voit ici aussi, dans l’expérience que nous pouvons faire en nous laissant prendre dans le dispositif piégé installé par DN à Ivry. La ville telle qu’elle est aujourd’hui, on l’a dit, apparaît comme une version parmi d’autres de sa propre réalité. Mais ce n’est pas tout. On a ajouté que cette revirtualisation du présent, si nécessaire pour sortir de l’illusion moderniste, était en même temps une reterrestrialisation de notre existence : elle nous reconduisait sur cette Terre dans les plis et les replis de laquelle nous ne pouvons pas sortir, cette Terre qui nous renvoie en écho les conséquences de nos actions sous la forme de montées des eaux, de tempêtes ou d’effondrement de la fertilité des sols et des écosystèmes. Mais cette Terre dans laquelle nous sommes n’est pas comme une boîte à l’intérieur de laquelle nous nous trouverions. L’espace terrestre a ceci de caractéristique qu’il ne saurait être conçu comme une sorte de contenant neutre sur lequel nous autres, occupants terrestres, viendrions nous poser. Cette image est précisément celle qui a conduit à la catastrophe actuelle, en nous faisant croire que la Terre était si vaste qu’elle ne réagirait jamais à ce que nous y déversions. Or la Terre est certes un espace dans lequel nous sommes confinés, mais aussi un acteur qui réagit à nos actions et qui se trouve à ce titre pour ainsi dire au milieu de nous, un peu comme un partenaire. Qu’est-ce que le réchauffement climatique sinon une manifestation de cet agent global qu’est la Terre en réaction à notre action ? Que montre-t-il sinon que la Terre n’est pas insensible à notre action. Et pourtant il s’agit bien d’une action particulière : tout ce qui se fait sur la Terre n’est une action de la Terre. Seules sont des actions de la Terre celles qu’on peut rapporter à un des grands cycles biogéochimiques qui constituent ce qu’on appelle le « Système-Terre ».
Comme l’ont dit un certain nombre de personnes, telles que Dipesh Chakrabarty, Isabelle Stengers et Bruno Latour, et comme l’opinion publique semble en avoir en avoir pris conscience récemment, un nouvel agent s’est invité sur la scène de l’histoire, avec lequel il faudra désormais compter : la Terre [10]. Non pas la terre qu’on trouve sous nos pieds, et qu’on peut appeler le sol, mais cet être qui nous englobe toutes et tous et dont nous ne pouvons sortir : la planète Terre. Mais par « planète Terre » il ne faut pas entendre ici l’entité astronomique définie par sa position dans le système solaire et les lois de la gravitation de Newton. Il faut plutôt entendre ce que les sciences modernes ont appelé le « Système-Terre », cet ensemble de cycles dits « biogéochimiques » en interaction les uns avec les autres qui à la fois rendent possibles et sont rendus possibles par les vivants. On parle du cycle du carbone, du cycle de l’azote, du cycle de l’eau, du cycle de l’oxygène, et de quelques autres, par lesquels des éléments chimiques de base passent de l’état inorganique à l’état organique, de l’état solide à l’état gazeux ou liquide, articulant au passage l’atmosphère, la lithosphère, la biosphère, et cela de telle sorte que s’y maintienne une certaine stabilité. Le grand savant britannique anglais James Lovelock, en association avec la microbiologiste étatsunienne Lynn Margulis, avaient trouvé un nom pour cet objet : Gaïa. J’ai dit « objet » mais le terme est un peu inexact, car Gaïa n’est précisément pas un objet passif : c’est un être actif, assez semblable à un sujet, au sens où il est capable d’initiative propre. Il se caractérise en effet par ces cycles, donc par une liaison entre les différents acteurs (biotiques et abiotiques) qui permet de reproduire certaines conditions d’existence pour les uns comme pour les autres. Le propre d’un cycle est de tenter de se reconstituer par son inertie propre, de sorte que si on modifie sa trajectoire, il « réagira ». Telle est l’action de la Terre. La Terre est donc ainsi à la fois ce dans quoi nous nous trouvons et ce à côté de quoi nous devons ménager notre existence.
Or il y a un détail de Wetland, discret mais essentiel, qui témoigne d’une tentative pour saisir cet être au ras de l’expérience que nous faisons.
En effet, on l’a dit, la réalité alternative d’Ivry-sur-Seine que DN installe dans la ville moderne est construite par un ensemble de représentations différentes.
Il y a d’abord une carte : représentation de surplomb, globalisée par essence, elle nous donne accès à un espace dans lequel on ne se trouve précisément jamais : personne n’habite une carte, on n’habite que le territoire. Le caractère abstrait, conventionnel, non expérientiel, d’un tel espace permet une grande liberté de construction : il est facile d’inventer des cartes, plus difficile de fabriquer les univers dans lesquels on pourrait s’y mouvoir. Et la carte de Wetland est un véritable monde fictif, avec des noms de lieux inventés, toute une poésie de la toponymie qui n’est pas sans rappeler les grands exercices de l’imagination que sont les mondes de Tolkien ou d’Ursula Le Guin.
Il y a ensuite une image satellite comme on pourrait facilement en obtenir une de l’endroit où nous nous trouvons en nous rendant sur Google Earth : on y voit Ivry-sur-Seine avec la zone humide, tout cela a l’air de correspondre à la carte. Bien sûr, la photographie a été trafiquée pour nous donner l’impression que cette ville existe effectivement, puisque les satellites en témoignent. Il s’agit, comme on dirait de nos jours, d’un fake. Le jeu avec la réalité est plus intense ici que dans la représentation précédente, car l’idée de surplomb se marie avec la dimension photographique : il ne s’agit pas seulement d’un schéma (une carte), mais bien d’une image (une photographie). Pour autant, nous sommes encore dans un rapport d’extériorité à cet espace ; on ne s’y sent pas. On voit bien d’ailleurs que l’espace est fabriqué à partir des plans et des images satellites, d’en haut donc et par les moyens auxquels seules les technologies modernes donnent accès, jamais notre corps doté de ses organes perceptifs propres.
La troisième étape est plus spectaculaire : il s’agit d’un court film constitué d’un travelling à l’intérieur d’une reconstitution de cet espace fictif en réalité virtuelle, par le moyen d’un logiciel de fabrication de jeu vidéo. Nous sommes désormais immergés dans l’espace de la fiction. Qu’on voit le monde dans lequel nous sommes d’un certain point de ce même monde, voilà une bonne définition de ce que veut dire immersion. Qu’on puisse même s’y déplacer, voilà qui donne le sentiment que ce monde n’est pas seulement un corrélat momentané d’une vision perspective, mais bien un environnement permanent à l’intérieur duquel plusieurs perspectives peuvent être prises – bref une réalité virtuelle. Mais cela reste malgré tout dans le domaine de l’image. Nous y restons d’une certaine manière étrangers : ce n’est pas notre corps qui est pris dans cet espace ; c’est celui d’une caméra, d’un œil mécanique, détaché de nos membres.
Le quatrième mode d’appréhension de cette réalité alternative d’Ivry que DN propose avec Wetland nous entraîne lui tout à fait dans cette réalité ambiguë dont je soutiens qu’elle est celle-là même dans laquelle nous devons comprendre que nous sommes déjà du fait du retour de notre condition terrestre dans les dynamiques modernes. En effet il s’agit d’un immense panorama photographique de la zone humide d’Ivry couvrant les trois murs d’un vaste espace rectangulaire de la galerie, image d’une dimension suffisamment impressionnante pour que nous ayons le sentiment qu’il s’agit du spectacle visuel à échelle 1, à taille humaine, que nous aurions de la ville si nous nous trouvions situés en un certain endroit précis. Un espace fictif est comme instauré par la magie des règles de la perspective inscrite dans les images photographiques et nous pouvons légitimement avoir le sentiment de nous trouver dans l’espace suggéré par le panorama, espace qu’on peut donc qualifier de virtuel au sens où j’utilisais ce terme pour parler de Rosemary’s Place. Nous sommes situés par l’image dans l’espace fictif de la ville d’Ivry, le panorama déterminant un point de vue qui correspond lui-même à une position sur la carte fictive : cette fois, nous sommes dedans.
Cependant, un petit détail imperceptible aux observateurs distraits, mais immédiatement identifiable pour les habitants et les familiers de la ville, vient démentir cette impression : le panorama déplié ici est impossible. Les trois pans de murs sont recouverts par trois images prises de trois points de vue complètement tout à fait différents sur la ville. Cette incohérence spatiale est masquée par le fait que les artistes ont sélectionné des vues sur l’espace virtuel telles qu’au niveau des deux angles où s’ajointent les murs les paysages semblent se correspondre bord à bord et se continuer d’une photographie dans l’autre (d’une manière qui n’est pas sans rappeler les grandes fresques de la Renaissance comme celle de la Chapelle des Mages de Benozzo Gozzoli au Palazzo Medici-Riccardi de Florence). Mais il s’agit d’un faux raccord. Autrement dit, la position apparemment déterminée que nous occupons dans cet espace urbain alternatif est elle-même fictive ! Ainsi, au moment où nous nous sentons le plus pleinement immergés, avec notre corps, dans cette réalité virtuelle qu’inventent DN, nous sommes renvoyés à son démenti. Tout se passe donc comme si l’intégration des images partielles de l’environnement dans lequel nous serions susceptibles de nous trouver ne se réalisait jamais. L’espace tridimensionnel déterminé par le panorama grâce auquel nous pouvions avoir le sentiment de nous trouver enfin, avec notre corps, à l’intérieur de la réalité alternative d’Ivry, devient lui aussi une version de plus sur cette réalité alternative.
On voit qu’avec ce petit artifice DN accomplisse une opération identique à celle qui les avait conduits à construire en galerie l’appartement de Rosemary. Mais pourquoi reprendre ici ce procédé ? Comment comprendre ici ce faux-raccord ? Faut-il y voir une manière pour les artistes de dénoncer le caractère fictif de cette réconciliation de la ville et des eaux dans une voie parallèle de la Modernité ? Cela serait un peu étrange, et plutôt décevant, au regard de ce que nous avons dit précisément sur le caractère objectif de la multiplicité des versions de la réalité qui est nécessaire pour défaire le charme moderne. Je crois qu’il faut l’interpréter dans un sens exactement opposé. Ce léger détail montre qu’on ne peut faire revenir sur Terre la Modernité qu’à la condition de renoncer à l’idée qu’il existe un espace total installé dans son objectivité transcendante et indépendant des prises partiales que nous avons sur lui. Telle est la difficulté de la transition que nous avons à accomplir : d’un côté nous devons, si nous voulons assumer pleinement notre condition terrestre, réinsérer notre expérience locale dans les dynamiques globales de la planète avec laquelle de fait elle est en interaction ; d’un autre côté, on doit accepter qu’on ne peut aller du local au global sans un forçage de la totalisation. La Terre est à la fois ce dans quoi nous sommes et ce à côté de quoi nous nous trouvons et avec quoi nous devons négocier, comme on doit négocier avec d’autres partenaires de ce monde, tel ou tel État, tel ou tel grand entrepreneur, telle ou telle espèce. À côté de l’État russe, d’Elon Musk, du variant Omicron du SRAS-CoV-2, de la prochaine éruption solaire, il y a Gaïa. Accepter la présence de Gaïa dans notre monde, cette présence qui oblige à défaire une certaine illusion moderniste, c’est accepter cette diplopie permanente dans notre rapport à l’espace, cet affolement indépassable de l’articulation du local et du global : nous sommes dans ce à côté de quoi nous sommes – mieux : la Terre est ce dans quoi nous sommes et dont nous ne pouvons nous extirper, mais ce qui aussi agit et réagit à nos côtés pour contrarier ou seconder nos entreprises. Et de fait, accepter notre être terrestre, c’est bien accepter qu’il n’y a pas d’un côté le cadre neutre et indifférent dans lequel nous déployons notre action, et de l’autre le volume de notre corps et de ces corps avec lesquels nous interagissons, mais que le décor du théâtre est comme descendu sur la scène, et que la Terre est sensible à nos actions en même temps que nous avons à subir les siennes. C’est cela que signifie, au fond, le terme Anthropocène : qu’un occupant de cette planète est arrivé à l’échelle même de la planète, et qu’inversement, en retour, la planète est devenue un partenaire susceptible de lui répondre. La Terre est descendue sur Terre : immanence radicale…
C’est donc bien une expérience de notre propre être à Terre que nous avons en visitant Wetland, une expérience complète qui nous fait passer par les deux phases de notre atterrissage : d’un côté une perception de l’épaisseur virtuelle de notre réalité présente, une multiplication interne d’elle-même en variantes kaléidoscopiques, permettant de délinéariser la temporalité moderne et de rouvrir son devenir ; de l’autre un affolement de l’articulation du local et du global, un écrasement du Tout sur l’espace même qu’il est censé intégrer, une immanentisation de la Terre dans nos vies. Dans les deux cas c’est le retour sur Terre des Modernes que Wetland ne se contente pas de figurer ou d’allégoriser, mais qu’il permet de faire sentir, pour lequel il développe des organes de perception nouveaux. Le trouble que nous sentons dans l’espace que DN ont créé n’est pas un trouble artificiel, qui nous quittera quand nous serons sortis de la Galerie Fernand Léger. C’est le trouble même dans lequel nous sommes désormais condamnés à vivre et avec lequel, comme le disait Donna Harraway, il nous faudra apprendre à vivre [11] : staying with the trouble pourrait être paraphrasé : you are already in the Wetland and you’ll never get out. Et encore, pour s’y préparer, il ne suffit de le savoir : il faut le sentir. Seuls les arts peuvent nous y aider.
[1] Sur l’importance de faire sentir la contingence de la situation pour ne pas être dupe des illusions modernistes, voir notamment le livre de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement-Anthropocène, Paris : Seuil, 2013.
[2] Max Weber, « La profession et la vocation du savant », in Le Savant et le Politique, Paris : La Découverte/Poche, 2003, p. 83.
[3] J’emprunte cette expression (et la problématique d’ensemble qu’elle sténographie) à Bruno Latour. Il est impossible de citer tous les livres où il articule cette problématique, mais on peut citer, parmi les publications récentes particulièrement pertinentes pour les présentes pages : Face à Gaïa (Paris : La Découverte, 2015), Où atterrir (Paris : La Découverte, 2017) et Où suis-je ? (Paris : La Découverte, 2021). Pour comprendre l’arrière-plan de l’interprétation que je propose ici de l’œuvre de DN, on se reportera à mon livre : Le Philosophe, la Terre et le virus, Bruno Latour expliqué par l’actualité (Paris : Les Liens qui Libèrent, 2021).
[4] Voir par exemple Nicolas Bourriaud, Inclusions, Esthétique du Capitalocène, Paris : PUF, 2021.
[5] Sur cette question de l’adaptation au réchauffement climatique, on se rapportera au dernier rapport du GIEC, le deuxième volet de son sixième rapport : Climate change 2022 : Impacts, Adaptation and Vulnerability (https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/).
[6] Sur cette conception du temps on se reportera aux Thèses sur la philosophie de l’histoire, in W. Benjamin, Essais 2 (1935-1940), Paris : Gallimard, 1983, et sur l’image dialectique plus précisément à Paris, Capitale du XIXe siècle, Livre des passages, Paris : Le Cerf, 1997.
[7] Sur les Étoiles d’Ivry, je dois l’essentiel de mon information au travail de Richard Lafont-Thomas, « Forme urbaine, habitabilité et émancipation : la place de l’urbaniste », Mémoire de M2, sous la direction de Patrice Maniglier, Département de Philosophie, Université Paris Nanterre, septembre 2020.
[8] Stefan Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat, Vingt ans de négociations internationales, Paris : Presses de Sciences Po, 2015, p. 100.
[9] Sur cette œuvre, et ses enjeux philosophiques, voir mon livre : Patrice Maniglier, La Perspective du Diable, Figurations de l’espace et philosophie de la Renaissance à Rosemary’s Baby, Arles : Actes Sud, 2010.
[10] Outre les livres de Latour déjà mentionnés, on pourra approfondir cette idée en lisant d’Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes : Résister à la barbarie qui vient (Paris : La Découverte, 2009) et Dipesh Chakrabarty, The Climate of History in a Planetary Age (Chicago : Chicago University Press, 2021).
[11] Donna Haraway, Staying with the Trouble, Durham & London: Duke University Press, 2016; trad. fr. Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin : Éditions des Mondes à faire, 2020.
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