"Wetland - Arguments pour une utopie écologique "

texte de Guillaume Lasserre
, critique et curateur
catalogue de l'exposition Wetland, Galerie Fernand Léger, Ivry-sur-Seine, 2022


« (…) Desséchons ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler, formons-en des ruisseaux, des canaux (...) Bientôt au lieu du jonc, du nénuphar dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraître la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires...[1] » Les mots de Buffon, homme des Lumières [2], résument assez bien la perception négative qui fut longtemps celle des milieux humides : des espaces improductifs, insalubres en raison de l’eau stagnante, vecteurs de maladies. Sorcières, fées, géants, de la légende grecque de l’Hydre de Lerne aux feux follets considérés comme des âmes en peine, ces lieux, associés à des peurs irrationnelles, ont suscité l’invention de tout un folklore fantastique dans l’imaginaire collectif. « Rien n’est plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant, parfois qu’un marécage [3] » écrit Guy de Maupassant dans « Le Horla ». Pour Buffon, « la Nature brute » qui ne trouvait de la beauté et de l’harmonie que dans sa domestication anthropique, « est hideuse et mourante ». Ainsi, tourbières, marais, lagunes, prairies et forêts humides, ont été longtemps détruits, asséchés, drainés, remblayés par l’homme afin d’en tirer parti au nom de l’intérêt général, qu’il s’agisse d’urbanisation, de contrôle des inondations, d’assainissement, d’agriculture intensive… Entre le XVIIIème siècle et 2000, 87% des zones humides dans le monde ont été détruites [4], une situation qui s’est accélérée depuis les années soixante. Aujourd’hui, la réduction de leur superficie ralentie, mais la tendance ne s’est pas inversée pour autant. Les milieux naturels sont toujours en danger. Pourtant, ces écotones à la richesse exceptionnelle sont indispensables. Terres nourricières pour les populations locales grâce à la pisciculture et à l’élevage, elles abritent une grande biodiversité et jouent un rôle majeur pour les espèces migratrices. Surtout, leur rôle est lié au climat en résorbant les crues ou en libérant des eaux en cas de sècheresse.

Avec le projet « Wetland [5] », Laetitia Delafontaine & Grégory Niel (DN) prennent le contre-pied de Buffon. Ils donnent à leur travail plastique un enjeu politique en proposant d’implanter une zone humide au cœur de la ville d’Ivry-sur-Seine. À partir de ce postulat radical, ils construisent une fiction située qui répond à la question de la commande publique – renversant la notion d’art dans l’espace public en faisant de l’espace public une œuvre en tant que telle – avec la volonté de placer la question écologique au centre de l’urbain. Ils interrogent ainsi le concept d’utopie, dont l’âge d’or se situe dans la première moitié du XXème siècle, et sa faillite en tant que manifestation de la postmodernité. D’une part, parce que l’utopie, induite par la nécessité de défaire l’institution, ne peut être soutenue par cette dernière. D’autre part, parce que l’art a tout à coup désormais la capacité de « convertir l’utopie en réalité [6] ». Depuis 2001, le duo artistique travaille sur la question de l’espace et de ses représentations virtuelles ou cinématographiques. Il s’intéresse au rapport entre la question de l’image et celle du lieu dans ses dimensions projective, fictionnelle et critique. Devant l’urgence du dérèglement climatique et les transformations qui en découlent, ils changent d’échelle, passant à un territoire public au sein duquel ils déconstruisent l’urbain. Pour leur permettre de situer géographiquement le projet, ils déterminent deux paramètres préalables que sont les zones inondables et les zones d’entrepôts et de voix ferrés afin d’épargner les lieux résidentiels.

Laetitia Delafontaine & Grégory Niel s’intéressent ici au rapport de la ville avec la Seine, à son rapport à l’eau [7], aux questions historiques de débordements du fleuve [8], mais aussi aux architectures remarquables se trouvant sur le territoire, particulièrement aux « Etoiles » de Jean Renaudie et Renée Gailhoustet, ensembles en béton nommés ainsi en raison des pointes triangulaires qui rayonnent depuis une trame orthogonale [9], connectées à un projet plus ancien non réalisé de Renaudie pour la ville nouvelle du Vaudreuil [10] , située sur la Seine entre Rouen et Paris, qu’il avait choisi d’implanter au bord d’une zone humide. « Wetland » est en quelque sorte un hommage à Renaudie puisque les artistes retournent ici sa proposition en choisissant d’implanter une zone humide au pied de ses « Etoiles » qui de surcroit abritent depuis 1983 la galerie Fernand Léger. Ils s’intéressent aux grands ensembles dans leur dimension cinématographique, fictionnelle et anticipatoire. Les « Etoiles » a ainsi servi de décor au film « Hunger Game », tout comme « Abraxas » de Riccardo Boffil à Noisy-le-Sec a accueilli le tournage de « Brazil » de Terry Gilliam.

Le duo élabore le scénario fictionnel en créant la cartographie de la zone humide sur le plan d’Ivry-sur-Seine, y transposant celle du Vaudreuil augmentée du dessin des étangs et des annotations qui ont créé la partie fictionnelle dans l’implantation, donnant les titres des trois grands dessins muraux, et du placement d’une faune et une flore spécifique. L’île du cratère, la baie des étoiles, le Cap Gagarine ou l’île du Grand Cormoran voisinent avec la plage des sables ou la baie des rails. Ce scénario sert de base à la simulation immersive que les artistes vont ensuite développer. « Wetland » se compose de trois zones spécifiques : un grand lac qui submerge les voies ferrées et s’étend jusqu’aux « Etoiles » de Renaudie, un secteur de prairie humides et d’aquaculture sur les bords de Seine au niveau de la jonction avec la Marne et une réserve naturelle comprenant plusieurs étangs sauvages à côté du fort d’Ivry. La proposition est structurée autour de deux axes qui occupent les deux salles symétriques de la galerie Fernand Léger. Un grand mural en papier peint constitué des trois milieux humides forme un ensemble continu de paysages virtuels immersifs, avec à gauche la figuration de la pointe de loriots dans la réserve naturelle, en face, l’iris des rives, et à droite le grand lac et la baie des étoiles. Un film de quatre minutes réalisé en 3D, caméra au ras de l’eau, toujours en mouvement, qui amène vers un point de vue, permettant d’entrer littéralement dans la zone humide, dessinant une balade onirique au sein de ce nouvel écosystème potentiel, un voyage que l’on prend en cours, rythmé par un travail sur le son issu d’enregistrements réalisés dans des fosses marines situées à plus de dix mille mètres de profondeur, au plus près des entrailles de la terre, tels les grondements de l’anthropocène. Deux expériences immersives d’un même environnement virtuel destinées à l’appréhender, le ressentir, le vivre. Deux vues en plan, la carte dessinée et l’image satellite qui superpose les photos satellites d’Ivry et du Vaudreuil, ainsi qu’une vidéo de traveling vertical, descendant du ciel au sol le long d’une des images du film, accueillant les visiteurs à l’entrée du lieu et préfigurant à la manière d’une bande annonce la simulation immersive, complètent le dispositif.

Auparavant, Laetitia Delafontaine & Grégory Niel avaient déjà manifesté leur intérêt pour une nature libérée des humains. En 2010, au cours d’une résidence au Domaine de La Pièce à Saint-Gervais-sur-Mare dans l’Hérault, ils réalisent le projet « #222 » qui consiste en la création d’une zone autonome d'observation dans laquelle la nature pousse affranchie de toute intervention humaine, pour une durée d’un an renouvelable. La zone retenue correspond à la parcelle n° 222, la plus éloignée du domaine, sans accès direct depuis la route. Un panneau, reprenant les codes de la signalisation routière, la signale. Un site internet permet de recueillir les observations des randonneurs tout au long de l’année. La parcelle est observable à partir d’un point de vue déterminé, défini et marqué par une plaque gravée dans le rocher. « #222 est la définition d’une zone physique, réelle, en territoire de projection, de fiction et de narration dans le temps, à la libre disposition du public [11] ».

À la fois utopie écologique et futur possible, « Weltand » est une invitation à habiter différemment, à considérer le vivant, à changer le paysage. Avec Vitry-sur-Seine et Créteil, Ivry-sur-Seine est sans doute la ville la plus exposée aux inondations. C’est par là qu’arrive l’eau avant Paris. Lieux de vie, de travail, de légendes, les zones humides sont des espaces de fragilité écologique. Alors que les scénarios des collapsologues se multiplient, la fiction proposée par Laetitia Delafontaine & Grégory Niel est un élément positif. « L’Apocalypse est notre chance [12] » affirme le sociologue Bruno Latour. Il y a des solutions. « Wetland », utopie écologique pourrait très bien se révéler être une utopie concrète. Comme l’a écrit Paul Valéry, « tout commence par une interruption [13] ».



[1] Georges Louis Leclerc Comte de Buffon, Œuvres complètes, vol. 24, partie 9, « De la nature. Première vue. Histoire générale et particulière », Verdière et Lagrande, 1827, p. 12
[2]Naturaliste, mathématicien, biologiste, cosmologiste, philosophe et écrivain français, il est né en 1707 et mort en 1788. Ses théories influenceront de nombreux naturalistes parmi lesquels Charles Darwin.
[3] Guy de Maupassant, Le Horla, présenté par Joël Malrieu, Paris, Gallimard, coll « Foliothèque », n° 51, 1996, 193 p. Première version publié dans le quotidien Gil Blas le 26 octobre 1886.
[4] Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES), Nature’s Dangerous Decline ‘Unprecedented’; Species Extinction Rates ‘Accelerating’, communiqué du 6 mai 2019, https://ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment Consulté le 5 décembre 2021.
[5] Zone humide en anglais
[6] Paul Ardenne, L'âge contemporain. Une histoire des arts plastiques a` la fin du XXe siècle, Paris, e´d. du Regard, 1997, p.140.
[7] Au début du XXème siècle, il y avait un lac à Ivry dont il reste quelques traces à travers des cartes postales
[8] La crue de 1910 figure parmi les plus importantes qu’ai connu la Seine. Elle dure vingt-cinq jours à Ivry-sur-Seine. Le 22 janvier, l’inondation surprend les habitants du port et du centre-ville par sa rapidité. Plusieurs centaines d’entre eux sont évacués en barque.
[9] Andrew Ayers, « Les Etoiles d’Ivry-sur-Seine », L’architecture d’aujourd’hui, n° 407, juin 2015, pp. 114-121.
[10] Voir à ce propos Catherine Blain, « L'Atelier de Montrouge et le Vaudreuil », Ethnologie française, vol. 33, no. 1, 2003, pp. 41-50.
[11] #222, texte de présentation sur le site des artistes, http://www.a-dn.net Consulté le 8 décembre 2021.
[12] « Bruno Latour : L 'Apocalypse est notre chance », propos recueillis par Nicolas Weil, Le Monde, 20 septembre 2013.
[13] Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, Paris, Gallimard, collection Blanche, 1942, 224 pp.


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