"L’art numérique n’a pas eu lieu"
texte de Patrice Maniglier
, Maître de Conférences au Département de Philosophie de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
artpress2 – trimestriel n°29 : l’art dans tout le numérique, mai-juin-juillet 2013


Cela semble désormais un fait historique acquis : l’art numérique n’a pas eu lieu. On en avait pourtant annoncé la venue imminente en grande pompe. Comment en aurait-il été autrement ? Une nouvelle technologie apparaissait, d’une puissance toute singulière, elle ne pouvait laisser les artistes indifférents. Ces bricoleurs insatiables n’allaient pas manquer d’investir ce médium comme ils avaient investi le cinématographe, la vidéo, la radio et même la télé.

On l’attendit. On l’attend encore. Les sceptiques demandent : où sont les chefs-d’œuvre de l’art numérique ? Les croyants s’agacent, s’impatientent, soupçonnent les sceptiques d’être victimes de l’éternel biais réactionnaire, cet esprit qui toujours nie et qui de fait n’a cru ni à l’art moderne, ni à l’art contemporain, ni à la vidéo, ni à la performance – le même d’ailleurs qui traitait l’enthousiasme de certains milieux universitaires américains pour les nouvelles technologies au début des années 90 – avec leurs promesses d’une révolution de la démocratie, de l’amour, de l’art, de la science, par les nouvelles technologies de l’information – de mode intellectuelle grossière, qui passerait, laissant intactes les vraies valeurs, les valeurs éternelles, la Liberté, la Vie, l’Art. On accusera aussi le marché, qui a besoin d’œuvres transportables, et qui aura eu raison des promesses de l’art numérique comme il avait mis fin aux espérances de l’art conceptuel.

Mais plutôt que de rejouer l’opposition des avant-gardes et des arrière-gardes, des amis du bon goût éternel et des aventuriers de l’innovation, des cyniques de la marchandise et des belles âmes désintéressées, il serait peut-être plus sage ici, et plus ajusté, de remarquer que le problème n’a pas été bien posé. Si l’art numérique n’a pas de chef-d’œuvre, c’est peut-être parce qu’il n’y a pas lieu de lui en demander. La question n’est pas de savoir si un art, ou une époque de l’art, est aussi bon qu’un autre, mais s’il s’agit bien d’art dans le même sens. Et d’ailleurs, pour défaire cette équivoque, il faut peut-être en défaire une autre, plus profonde. L’erreur porte en effet ici non pas sur l’art numérique, mais sur le statut du numérique comme tel. Tant que l’on conçoit celui-ci comme une technologie particulière, une branche de l’industrie, un secteur particulier du monde, on ne comprend pas ce dont il est question dans l’adjonction de ce petit adjectif, « numérique », à quoi que ce soit. Le numérique n’est pas une région particulière de la réalité : c’est l’horizon dans laquelle toute la réalité peut être réinterprétée . Ce n’est pas une sous-partie de l’étant, mais une proposition d’être. Pour employer des mots barbares que Heidegger mit en circulation en philosophie, on dira qu’il s’agit d’un concept non pas ontique (qui caractérise une certaine espèce d’étants), mais ontologique (qui caractérise un certain régime de l’être). Ou avec Kant : non pas empirique (un certain genre d’objet d’expérience), mais transcendantal (un ensemble de conditions qui rendent possible un objet d’expérience en général). Gare aux équivoques : les « êtres » numériques ne sont pas des êtres dans le même sens que les « êtres » biologiques, ou physiques, ou culturels. Ce que veut dire « être » varie – et « numérique » est le nom d’une de ces variations, comme « quantique » dans un tout autre domaine ou « symbolique » dans un autre . Il serait donc faux de croire que, parmi les choses de ce monde, il y en a certaines qui sont « numériques », à côté d’autres qui seraient « physiques », « biologiques » ou « économiques ». Rien n’est en soi numérique, mais tout peut le devenir – ou, du moins, il est impossible de dire a priori que quelque chose ne peut pas le devenir. N’a-t-on pas scanné les Noces de Cana de Véronèse ? Ne vote-t-on pas électroniquement ? L’argent n’est-il pas désormais un gigantesque brouhaha ionique dans les circuits des ordinateurs de nos banques ?

l'identité numérique

La bonne question ici n’est pas de savoir ce qui peut ou non devenir numérique, mais plutôt ce qui arrive à ce qui passe dans le numérique. S’agit-il bien de la « même » chose ? Est-ce bien le même « argent » ? Est-ce bien les Noces de Cana ? Est-ce une « photo » de ma mère que j’ai sur mon ordinateur au même sens que Barthes avait une « photo » de la sienne sur son bureau ? Et il ne faut pas se hâter ici de répondre par « oui » ou par « non ». Il ne s’agit ni d’une modélisation neutre qui se contenterait de transporter une forme identique d’un médium dans un autre (comme un message en Morse peut exister comme longueurs de son, signal électrique ou convention d’écriture), ni d’un « meurtre de la chose » (pour reprendre une expression que Hegel utilisait à propos du mot et que Lacan reprit) qui réinventerait une tout autre chose. Il s’agit d’une ligne de transformation de la chose, d’un épisode de son existence, mais un épisode particulier, un épisode existentiel. De tels épisodes mettent en question l’identité même de l’être qui les traverse : ainsi du changement de sexe dans une vie humaine. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un(e) autre… Ne pas répondre par « oui » ou par « non », donc, mais demander qu’on circonstancie la question : « comment », « quand » et « où »… Quelles sortes de transformations une chose subit-elle quand elle « passe » dans le numérique ? Quels seuils ? Quelles conditions ? Quelles covariations ? Il y a là tout un ensemble de questions empiriques pour comprendre ce que veut dire « numérique », comme un affect d’identité.
Dès lors, on comprend que l’art numérique ne soit pas un certain genre particulier de l’art, mais une dimension virtuellement toujours ouverte à toute pratique artistique. De fait, le paradoxe est éclatant : si l’art numérique n’existe pas, il y a peu d’artistes aujourd’hui qui n’ait pas à traverser, plus ou moins profondément, une phase numérique dans leur travail. Que ce soit au niveau de la conception ou au niveau de l’interface, en tant qu’image ou en tant que son, dans l’installation comme dans l’objet, l’outil numérique de plus en plus présent dans les pratiques artistiques contemporaines.
Convenons d’appeler art numérique non pas un art qui fait appel à telle ou telle technologie, mais un art qui explore cette transition ontologique dont nous venons de parler – ce que nous pourrions appeler, en suivant certaines propositions récentes de Bruno Latour – cette passe ontologique . Comme je l’ai montré dans un livre récent à propos d’une œuvre d’art singulière, Rosemary’s Place de DN (2007), de telles œuvres n’ont pas nécessairement besoin d’exister dans un format numérique. On remarquera alors que l’art numérique est une manière de tendre aux êtres de notre monde – à certains, pas à tous, à ceux que chaque artiste élit en fonction de ses intérêts et de ses fréquentations propres – un miroir étrange où il peut voir une version de lui-même, celle dont le mode d’existence numérique le rend capable. Le numérique y est traité en somme comme un point de vue, un observatoire, un site expérimental : de même qu’on peut interroger « chimiquement » un corps en le plongeant dans des solutions chimiques déterminées, de même on peut interroger un être sur son identité en tentant de le faire passer dans une modalité numérique. Soit par exemple l’œuvre de Masaki Fujihata, Field-works@Alsace (2002) : un dispositif stéréoscopique où l’on voit des écrans orientés reliés par des fils blancs constituant autant de captures vidéo prises par l’artiste alors qu’il sillonnait le long de la frontière franco-allemande et s’arrêtait à chaque rencontre qu’il faisait. Cette œuvre, qui combine un GPS et une caméra digitale avec une interface stéréoscopique demande au « lieu » ce qu’il est en explorant ce qu’il devient quand il « passe » dans un mode d’existence numérique.
Une œuvre d’art numérique est toujours une version proposée, à prendre ou à laisser, une invitation à devenir telle ou telle possibilité de soi, le prolongement d’une ligne d’être qui commence en-deçà de l’œuvre numérique comme telle. « Que deviens-tu, toi, photographie, si les processus chimiques par lesquels la lumière est s’imprime sur une pellicule sont remplacés par des mécanismes de codages binaires d’information optique ? Et toi, horloge, ou toi, minute, que reste-t-il de toi si je fais l’hypothèse que tu n’es rien d’autre que ce qu’une machine à calculer peut saisir de toi ? Ou toi, rue de mon quartier, que signifie cette existence que tu as aussi sur Google Maps ? Etc. » L’art numérique est une invitation réelle, où le devenir numérique de quelque chose est construit non pas cependant pour transformer réellement cette chose (inventer un nouvel artefact technologique), mais au contraire pour l’interroger sur sa nature, pour mieux la connaître. Il faut imaginer le monde numérique comme Deleuze suggérait d’imaginer un Marx philosophiquement glabre ou un Hegel philosophiquement barbu : faire varier un paramètre pour mieux comprendre l’identité de la chose.

le nouvel esprit expérimental

On comprend pourquoi l’art numérique intéresse tout particulière les philosophes. C’est qu’il propose un site d’expérimentation spéculative tout à fait singulier. Avec le numérique, l’art redevient une expérimentation ontologique, une manière d’explorer ce que cela signifie « être » pour tel ou tel objet. Tout ce qui peut susciter l’attention de l’esprit ou du cœur est susceptible d’être interrogé, exploré, par l’épreuve numérique. Cette alliance entre les enjeux spéculatifs en apparence les plus abstraits et les pratiques artistiques ne fait que renouer avec un nœud dont l’histoire nous a donné plus d’un exemple – le plus éminent étant peut-être celui de la perspective à la Renaissance . L’art numérique, loin de n’être donc qu’un médium ou une branche particulière de l’art, serait ce qu’on pourrait appeler une nouvelle « esthétique », au sens d’une conception de l’art, de sa nature et de sa fonction, si le mot d’esthétique n’était pas justement lié à une conception restreinte de cette fonction et de son identité. L’art n’est plus ni le lieu de la beauté, ni une réalité séparée valant par elle-même, mais une pratique expérimentale par laquelle nous essayons de gagner un peu d’intelligence quant à ce qui est. Le numérique est le lieu du bricolage. L’œuvre de Fujihata, tout autant que celle de DN, en fournit un exemple, entre tant d’autres. L’introduction du numérique dans l’art est aussi celui d’un nouvel esprit expérimental. Le magazine Make et le maker movement illustrent tout à fait cet esprit.
Le discours moderniste de l’avant-garde a mal équipé la théorie de l’art, qu’elles soient naïves ou savantes, pour comprendre et accompagner ce nouvel esprit expérimental. En effet, l’esprit expérimental ne parle pas à l’impératif, mais au conditionnel. Il ne fonctionne pas par principes, mais par hypothèses : « et si ? », « et si l’on faisait passer telle ou telle dimension de votre esprit par un petit canal numérique ? »… Il n’écrit pas de manifeste, mais met au point des procédés. Il n’anticipe pas sur son désir, mais au contraire avance sans savoir où il va. L’esprit expérimental ne prétend ni inaugurer un tout autre monde, ni laisser celui-ci intact et se contenter d’essayer de l’habiter à son meilleur avantage. Il n’est ni utopique, ni pragmatiqeu. Il attaque le monde tel qu’il est, mais sans visée particulière de ce pour quoi il s’agirait de le remplacer. Par simple goût du possible, par passion pour l’actualisation des possibilités insues. Il tourne et retourne le monde comme un Rubik’s Cube, pour en trouver non pas la sortie définitive, mais des lignes de fuite, des directions possibles.
Le rapport des artistes contemporains aux nouvelles technologies, en particulier digitales, est toujours dans cet esprit-là. Leur esprit est « impur » autant que leur outil. Leur intérêt ne va pas à l’essence de leur pratique, mais aux virtualités des choses qu’ils manipulent. C’est un esprit bricoleur – on dirait sans doute, pour faire plus subversif, hacker, et l’on aurait raison. Il y a là bien plus qu’un ensemble d’instruments technologiques, bien plus même qu’une esthétique : il y a une éthique et une politique. L’art numérique n’a pas eu lieu parce qu’il n’a de sens qu’à condition qu’on comprenne qu’on ne sait plus ce que veut dire « avoir lieu ». L’art numérique n’a pas besoin qu’on le voie, qu’on le déclare, qu’on le comprenne : il est à l’œuvre et c’est avec lui que nous penserons de plus en plus dans l’avenir.


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