"Casanova"
texte de Patrice Maniglier
, Maître de Conférences au Département de Philosophie de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
publication dans le catalogue de la manifestation d'art contemporain "casanova forever", 2010


Qu'est-ce donc qui séduit tant artistes et poètes dans l'amour ? La réponse se devine à la seule analyse des termes : s'il doit y avoir quelque chose de commun entre la création et l'amour, ce ne peut être que l'imagination. Casanova en témoigne : voici un homme qui aura passé sa vie à l'imaginer. Non pas l'imaginer au lieu de la vivre, mais faire de sa vie même une fiction. Si le monde de Mallarmé était fait pour aboutir à un beau livre parce qu'il eût été sinon dépourvu de l'ordre que seul le poème recueille, la vie de Casanova était faite pour aboutir à ses mémoires parce qu'elle s'écrivait à même les jours de son auteur. Il n'y avait pas besoin de plume pour la rédiger, juste d'une vitalité toujours prête à s'emparer des petites amorces que la vie offre pour y introduire une possibilité d'elle-même, un versant, une version, si différente de celles qui semblaient suivre normalement des événements précédents. Casanova est le maître des bifurcations : il s'empare de toute situation pour y trouver le point par où elle réserve une suite inattendue - ce qu'il appelle une " intrigue ", et qui ne se révèle qu'à ceux qui savent " saisir la fortune par les cheveux ", talent des grands amoureux. La séduction, loin d'être pour lui la preuve d'une maîtrise supérieure au moyen de conquêtes renouvelées, n'est même pas, comme on l'a trop souvent dit, affaire de jouisseurs innocents : elle est la réserve de fiction que toute situation recèle, la sensibilité à un monde intriqué - une affaire véritablement de pensée. On le sait : l'amour est mythopoétique ; il transfigure la réalité. Mais nous avons trop tendance à opposer l'imagination à la réalité (même Stendhal quand il parle de " cristallisation "). L'imagination désigne plutôt une certaine manière de faire venir à l'être des choses nouvelles, différente de ce que nous pouvons appeler production. La pierre qui tombe n'imagine pas sa chute ; au mieux est-elle imaginée par celui qui la voit et la conçoit en ces termes, voire la conçoit comme un rapport de sa masse à la courbure locale de l'espace-temps, ce qui est une autre manière d'imaginer. Si la pierre, elle, n'imagine pas sa chute le long des flancs de la colline, c'est qu'elle ne fait pas de cet événement la réalisation de quelque chose d'invraisemblable. Casanova imagine sa vie, parce que chaque instant de cette existence lui est donné comme la démonstration que l'impossible même est arrivé. Imaginer, c'est faire de l'évasion une force de production de la réalité même : vivre ce qui arrive d'autant plus pleinement qu'on trouve en même temps le point de l'intérieur par où cette situation échappe à elle-même. Aussi comprend-on que Casanova ne puisse rester nulle part, qu'il soit un passant, un voyageur, un aventurier - à vrai dire, une pure trajectoire. Il est l'admirable témoin de ce temps étrange où tant de figures majeures (comme Diderot ou Rousseau) ont connu une si étonnante mobilité sociale. Mais Casanova ne se déplace pas de case en case sur l'échiquier humain : il crée un parcours qui échappe à tout assignement de places - une ligne de fuite, aurait dit Gilles Deleuze. C'est qu'il sait inscrire dans chaque événement la trace de sa propre libération : en les intriquant, il les allège. La fiction ne nous donne guère des choses : elle ne nous donne que des événements. Le propre des choses est d'être là, celui des événements est de passer. Cela ne veut pas dire qu'ils cessent d'exister, mais qu'ils sont de purs mouvements. C'est en quoi Casanova est stoïcien. Des sages de l'Antiquité, il détourne la devise (sequere Deum : suivre (le) Dieu) pour qu'elle signifie non pas " résigne-toi à ton destin ", mais " saisis l'opportunité ". Qu'il identifie l'événement à Dieu explique pourquoi il s'estime de bonne foi croyant en la Providence. Figure étrange de la nécessité, qui ne correspond ni à la fatalité tragique, ni à la providence superstitieuse, ni au déterminisme scientifique, mais plutôt à une sorte de transformisme généralisé. On pense à Gilles Deleuze encore, qui y a souvent insisté : les Stoïciens sont les grands penseurs de l'événement. Et ce qui caractérise un événement, c'est qu'il contient une part impossible, une part qui ne s'actualise pas dans ce qui arrive : il ne cesse jamais d'arriver, n'épuise jamais toute sa virtualité. Aussi la fiction est-elle le rapport juste à tout événement véritable, qui nous laisse suspendu entre le sec témoignage des sens et l'émerveillement qu'il coïncide si bien avec son devenir autre. Aussi ne faut-il guère s'étonner que Casanova soit magicien : il est l'héritier de cette tradition de la Renaissance qui ne distinguait guère l'art de la joie des merveilles. Ainsi Léonard donnant des spectacles de fontaines ou sidérant son père avec un dispositif jouant sur l'architecture du réduit où il travaillait de telle sorte que le père, ouvrant la porte, s'effraie du monstre au fond de la pièce éclairé par le rayon du jour, et, découvrant qu'il ne s'agissait que d'une peinture, accepte devant ce prodige de laisser son fils suivre sa vocation. On s'émerveille de ce qui arrive pour autant qu'il ne cesse jamais d'arriver : la puissance d'étonnement qu'il porte en lui se recharge continuellement du constat de son avènement. Bien sûr, les artistes sont les professionnels de l'imagination, à condition qu'on cesse de prendre le mot de fiction au sens vague qu'on lui donne trop souvent, et qu'on tienne bon que la fiction est une manière singulière et bien déterminée de faire advenir de la réalité.

C'est un tel espace de fuite que Laetitia Delafontaine et Grégory Niel nous donne à parcourir dans leur installation : un espace qui n'est jamais donné, mais se confond avec la transformation de lui-même, chaque nouvelle version de lui-même étant reliée à la précédente par un " point de fuite ", qui est celui par où la situation ne cesse d'échapper à elle-même. S'installer dans la galerie Aperto (et quel beau nom pour y parler justement de ce qui ne cesse jamais, reste ouvert) pour en déplier les versions et le réduire à un espace transformationnel, et donc purement événementiel, telle est la réponse que ces deux architectes auront donné en écho au nom de Casanova. Ils associent ainsi le grand libertin à une œuvre déjà riche guidée par le souci d'inventer sans cesse de nouveaux espaces, s'inspirant des ressources du cinéma, de l'architecture spéculative et de l'installation vidéo. Traiter Casanova comme un espace, c'est forcément produire un espace d'évasion et de mutations permanente - au sens strict : une fantaisie architecturale.


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