"Dessine-moi un éléphant". Pédagogie et recherche en art
extrait du texte de Patrice Maniglier, Maître de Conférences au Département de Philosophie de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

publication Critique 759-760, "A quoi pense l'art contemporain?", aout-septembre 2010


La question « À quoi pense-t-on ? » n’est pas séparable de la question « Comment pense-t-on ? ». Plutôt que de s’évertuer à identifier des objets à quoi l’art contemporain pense, on se proposera d’aller voir comment peut se pratiquer effectivement la pensée dans les espaces artistiques et à leur contact. Un contexte nous en donne l’occasion. Les écoles d’art françaises sont depuis quelques années incitées à réfléchir à leur alignement sur les critères européens d’évaluation des diplômes, qui prévoient trois niveaux : Licence, Master, Doctorat. Rappelons que ces écoles, conformément au double régime des études supérieures qui prévaut en France entre le système des plus ou moins grandes écoles d’un côté et des universités de l’autre, se sont constituées historiquement en complète autonomie par rapport aux départements universitaires d’Arts Plastiques. Les exigences européennes les conduisent aujourd’hui à se réinterroger sur l’organisation de leur cursus. C’est dans ce cadre que se pose la question de la « recherche » en art, puisque c’est là le signifiant-maître qui distingue et organise les trois niveaux de l’enseignement supérieur : acquisition d’une expertise dans un domaine, apprentissage de la recherche, contribution à la recherche. C’est dans ce cadre aussi qu’on peut tenter d’interroger les conditions concrètes – espaces, formats, modes de circulation et de restitution – d’une recherche qui porte sur l’invention de nouveaux modes d’articulation entre théorie et pratique. Il faut donc demander : « Comment cherche-t-on dans ou avec l’art contemporain ? » Ou encore, en accentuant le caractère problématique de cet espace de recherche partagé où se retrouveraient artistes et théoriciens : « Comment se cherche-t-on ? ».

Cherche artistes pour recherche et réciproquement si affinités

On n’essaiera pas ici de répondre à une cette question en défendant une thèse générale sur les relations entre pratiques artistiques et travail théorique, ni même en proposant d’emblée une remise en perspective de ces termes confus. Il s’agit plutôt de verser au dossier une pièce sur quoi l’on puisse juger et qui donne au lecteur non averti un aperçu sur certaines des opérations qui peuvent être mises en œuvre dans un tel contexte. L’occasion en est fournie par un travail en cours mené avec un duo d’artistes (DN, Laetitia Delafontaine et Grégory Niel) et un philosophe (Juan Luis Gastaldi), dans le cadre, précisément, d’un programme de recherche qui s’est constitué il y a deux ans au sein de deux écoles d’art françaises, la Villa Arson de Nice et l’École Nationale des Beaux-Arts de Lyon . Ce travail a ceci de particulier qu’il prend directement pour enjeu le mouvement de relais qui, de la formulation d’un problème conceptuel, conduit à la formulation d’un problème artistique (en l’occurrence à l’intersection de la vidéo et de l’architecture), problème dont le dépliement implique, en retour, de repasser par un problème théorique (de nature essentiellement mathématique). Comme on le verra, cette opération de traduction ou de relais a pour vertu de faire apparaître, dans la question de départ, des dimensions qui n’étaient pas explicites dans sa formulation conceptuelle. Il s’agit donc véritablement d’une expérience, où les conditions d’un problème ne cessent d’être mises à l’épreuve dans les traitements divergents, plastiques et théoriques, dont il fait l’objet.

Lorsque des théoriciens (philosophes, historiens, critiques d’art, sociologues voire physiciens, biologistes ou mathématiciens ) « travaillent » avec des artistes, ils le font le plus souvent à partir d’œuvres finies. Soit qu’un professionnel de la parole soit conduit à commenter une œuvre d’un ou plusieurs artistes, soit qu’au contraire un artiste se revendique de telle ou telle lecture, influence, les cas sont rares qui attestent d’une véritable communauté dans l’élaboration même des formes et des enjeux. Le génie ailé de l’inspiration semble un oiseau aussi vespéral que la chouette hégélienne. Le parti pris de notre programme de recherches était au contraire d’essayer d’installer d’emblée les conditions d’une création en commun, non pas du tout pour produire un objet hybride où finirait par se perdre la spécificité de chacun, mais au contraire pour que le travail des uns inspire et relance celui des autres dans un processus de divergence active. Saisir l’articulation des recherches théoriques et des créations artistiques sur le vif, là où chacune est en train de se faire et s’invente en se frottant à l’invention des autres, tel était l’enjeu.

Cela supposait de définir un cadre méthodologique où le travail des uns présenterait immédiatement des enjeux pour celui des autres. Ce cadre, le concept de problème peut en fixer les traits, à condition d’admettre qu’un problème ne peut jamais recevoir de qualification complète quant à son identité dans un seul médium, et en particulier que le langage (et plus précisément même le langage conceptuel) n’a aucun privilège particulier quant à sa désignation. Mais, pour la même raison, un problème n’est pas non plus séparable des procédés de détermination au sein de ces médiums ou de ces pratiques (puisqu’il ne saurait être déterminé « objectivement » par aucune d’entre elles). En ce sens, il ne s’agit pas à proprement parler d’un thème : un thème se médite, un problème se travaille ; le thème relève du sens, le problème de la pratique. Un problème est fondamentalement équivoque, non pas, encore une fois, parce qu’il est susceptible de recevoir différentes constructions conceptuelles, mais parce que la construction conceptuelle n’est elle-même qu’une manière parmi d’autres de se laisser provoquer par lui, qu’un des genres de choses à faire auquel il ouvre, et que les communications qui s’instaurent entre ces différents genres ne sauraient faire en droit l’objet d’une thématisation privilégiée par l’un d’entre eux – elles relèvent plutôt de ce que Gilbert Simondon appelait transduction. Ce que nous cherchions, donc, ce sont des problèmes tels que, tout en étant posés concrètement, pratiquement, par des artistes ou des théoriciens chacun pour leur compte, c’est-à-dire pour des motifs qui leur sont propres, soient cependant ouverts à des opérations de transduction de sorte que la manière que les uns ont de le traiter se relance au contact de celle des autres.

Cela suppose non seulement qu’on se donne un problème commun (c’est-à-dire seulement équivoque, site d’opérations de transduction), mais aussi qu’il se pose non pas métaphoriquement et thématiquement, mais littéralement et pratiquement. Rien n’est plus agaçant que la facilité avec laquelle on dit par exemple que le théâtre pose « le problème du politique » tout simplement parce qu’il se contente de mettre des gens ensemble dans une même pièce, ou que telle œuvre pose le problème de l’identité et des frontières parce qu’elle prend comme matériau des drapeaux… Tout l’effort de mise en relation avec le problème lui-même reste à faire, et le mot « thème » désigne au fond ce manque à penser qui relie l’œuvre à l’opération de pensée qu’elle est censée effectuée. Non, ce n’est pas ainsi que l’art contemporain pense, ni d’ailleurs que quiconque pense à quoi que ce soit. Il faut que le problème se pose dans la matière même de l’œuvre, dans la logique de sa production, que celle-ci se présente à sa manière comme un traitement du problème, susceptible à ce titre de s’étayer sur ou de dériver vers d’autres traitements du problème, traitements qui se présentent d’abord comme hétérogènes, parce qu’ils passent par exemple par des concepts, des écritures symboliques ou des recherches expérimentales. Nous avons donc cherché à nous installer en des points de la culture où les arts et les discours théoriques ont pu communiquer non pas en se signifiant l’un l’autre, mais plutôt en important des procédés relatifs à un problème « commun ». Un mot d’ordre nous a guidé : l’art non pas comme objet de pensée, mais comme outil pour penser ; le discours non pas comme réservoir d’intentions, mais occasion pour des expérimentations artistiques. Occasion non pas de penser l’art, ni même à partir de lui, mais de penser avec l’art, de créer avec la recherche théorique.

Un problème : l’approche « locale » de l’espace

Une intuition largement partagée veut que nous soyons contemporains d’une profonde renégociation de l’articulation du local et du global. Au-delà des discours plus ou moins imprécis sur la globalisation et l’explosion des technologies de délocalisation et d’hyperlocalisation (téléphonie mobile, G.P.S., etc.), l’affaire touche aussi à l’histoire des sciences (des mathématiques de Gauss ou de Riemann à la physique einsteinienne) autant qu’à la philosophie contemporaine (Merleau-Ponty, Deleuze, Badiou…), et enfin aux arts plastiques : Panofsky ne racontait-il pas l’histoire de la perspective comme la mise en place progressive d’un « espace systématique », permettant de localiser rigoureusement celui pour qui il y a représentation dans l’espace même qu’il se représente ? Le cas de la perspective est d’autant plus intéressant qu’il fournit un exemple particulièrement prestigieux et bien documenté d’une invention artistique qui a des enjeux spéculatifs non parce qu’elle permet de « symboliser » une idée, mais plutôt parce qu’elle met au point un procédé qui va migrer vers la cosmologie (la notion d’infini), la philosophie (Descartes et Leibniz s’en servent pour substituer la notion de représentation à celle de ressemblance) et les mathématiques (la géométrie projective) – bref, faire penser, mais non pas au sens de faire réfléchir, mais au sens de donner des instruments

C’est pourtant le genre de réglage de la relation du local et du global dont la perspective fournissait le modèle qui semble désormais remis en question. Du point de vue philosophique, on peut formuler le problème de la manière suivante : comment penser un mode de totalisation qui ne préjuge pas d’avance de l’existence d’une structure commune à l’intérieur de laquelle les éléments seraient indexés, mais cherche à la reconstruire en procédant localement, s’assurant à chaque fois de la possibilité de recoller la manière dont la structure globale apparaît en chaque point ? L’horizon terrestre donne une première approximation un peu métaphorique, mais utile, d’une telle « approche locale » de la notion même d’espace. Bien que la Terre apparaisse localement plate, on peut induire son caractère globalement sphérique uniquement en en parcourant la surface et sans avoir besoin de le surplomber : si nous avançons toujours tout droit dans la même direction, nous nous retrouverons au même point que celui dont nous sommes partis, et cela quel que soit notre point de départ. Les enjeux philosophiques, et, pour tout dire, métaphysiques, d’une telle approche sont considérables, et encore largement en attente de conceptualisation. Ils ne touchent à rien de moins qu’à une certaine image de la raison.

La question qu’on est tenté de se poser est alors très simple : étant donné que nombreuses sont les pratiques artistiques contemporaines qui réinterrogent le dispositif perspectif, souvent au moyen des nouvelles technologies de l’image disponibles (photographie, cinéma, vidéo, réseaux, etc. ), ne peut-on espérer avoir trouvé, dans cette renégociation de l’articulation du local et du global, un de ces problèmes communs que nous cherchons ? C’est cette hypothèse que nous avons travaillée avec Juan Luis Gastaldi et DN (Delafontaine et Niel).

Un modèle : Elephant de Gus Van Sant

Il est évident que le problème, tel qu’il vient d’être formulé, restait strictement conceptuel. Il fallait donc trouver, pour commencer, un terrain où nos questions différentes pussent se poser sans que les termes de l’une préemptent d’emblée toutes les autres. C’est à quoi DN pourvurent, en soumettant comme objet de travail commun un film réalisé par Gus van Sant en 2003, Elephant. Ce film, comme on sait, s’inspire de l’événement traumatique de la tuerie de Columbine, dans le Colorado, organisée par deux lycéens et où douze adolescents et un professeur trouvèrent la mort.

L’intérêt de cette proposition était multiple. Tout d’abord, nous avions là une œuvre qui posait en effet pour son compte et dans son propre médium le problème du raccordement entre des perceptions locales et l’appréhension globale d’une situation. Le titre du film fait écho au documentaire de 1989 par Alan Clarke sur la violence en Irlande du Nord, mais de manière, me semble-t-il, ironique : alors que celui-ci voulait dire en somme que cette violence était aussi évidente, aussi massive, aussi immanquable qu’un éléphant dans un salon, Gus van Sant cite une parabole indienne qui met en scène des aveugles incapables d’identifier un éléphant : certains, ne touchant que sa queue, croient tenir une corde, d’autres un arbre, parce qu’ils sont en contact avec la jambe, d’autres un mur, à cause du flanc, d’autres encore un serpent, en se fondant sur sa texture, et bien sûr tous se trompent parce qu’ils n’ont qu’une partie de l’animal. En d’autres termes, on a bien un problème de globalisation : l’événement offre d’autant plus de « prises » qu’il est plus massif ; il est d’autant moins interprétable qu’il nous enveloppe tous, et chacune de ces prises ne contient qu’une part du problème, pour prendre le titre que la critique Amy Taubin a donné à l’entretien qu’elle a réalisé avec Gus Van Sant. De même, on est tenté de trouver des explications à l’événement traumatique (les jeux vidéos, le commerce des armes, le bullying, la frustration sexuelle, l’imaginaire historique du nazisme, l’abandon parental, etc. ) ; mais celui-ci reste, précisément, un événement, c’est-à-dire quelque chose qui suspend la grille d’intelligibilité dont nous disposons, qui enraye la petite machine prédicative (« ceci est cela »).

La construction du film fait écho à son titre : la caméra suit, par de longs plans-séquences, les trajectoires d’une poignée d’adolescents vaquant à leurs occupations respectives et déambulant dans le lycée pendant les quelques heures précédent le meurtre. Ces trajectoires ne sont pas cependant montées chronologiquement, mais juxtaposées et entrecroisées de telle sorte que certains épisodes se reproduisent, mais pris à chaque fois dans le fil d’un autre mouvement. Ainsi la même scène, où trois personnages, Eli, John et Michelle, se rencontrent dans un couloir, apparaît-elle trois fois. Au lieu, donc, de totaliser l’événement en une vision unique, celle que donnerait nécessairement un scénario organisé linéairement, le film juxtapose plusieurs coupes mobiles du problème, et nous donne une intelligence de l’événement qui se confond avec celle des relations entre les trajets.

L’autre raison pour laquelle le choix de ce film paraissait un excellent protocole tient aux intérêts artistiques de DN. Ce duo d’artistes, architectes de formation, poursuivent depuis plusieurs années une œuvre riche et cohérente qui explore la possibilité de créer de nouveaux espaces, notamment en s’inspirant des formes spatiales que le cinéma a inventées pour renouveler le répertoire architectural. La question est de savoir si l’on peut prendre la notion d’espace cinématographique au sérieux, non pas métaphoriquement, mais littéralement. L’espace cinématographique n’est ni l’espace-référent sur lequel la caméra viendrait prélever quelques images, ni l’impression subjective qu’on peut avoir (ainsi le sentiment d’enfermement que peut donner un film qui se déroule entièrement dans un désert ), mais un espace-objet (« corrélat noématique », comme diraient les phénoménologues), produit avec les moyens propres du cinéma (cadrage, plan, montage), mais ouvrant néanmoins à d’autres manières de construire et d’habiter. L’architecture étant l’art de faire des espaces, le traitement architectural d’un film permet d’éprouver la possibilité de prendre au sérieux cette notion.

C’était déjà l’enjeu d’une œuvre précédente de DN, Rosemary’s Place, où ils avaient reconstruit l’appartement des Woodhouse tel qu’il est vu dans le fameux thriller de Polanski, Rosemary’s Baby – alors même qu’il a été filmé de telle sorte qu’il soit rigoureusement inconstructible, les dimensions des décors variant d’une séquence à l’autre, les perspectives s’avérant incohérentes, indice parmi d’autres de ce que le film n’est peut-être pas tant la fiction d’un complot sataniste que le délire de son personnage principal, hallucinant un monde impossible. J’avais essayé pour ma part, dans un essai sur cette œuvre, de montrer en quoi il s’agissait bien de la reconstitution en trois dimensions de cet espace filmique proprement diabolique, qui donnait lieu à une expérience originale et profonde de la spatialité, qui n’était pas sans rapport avec la notion d’espace virtuel. Ici, c’était en quelque sorte le mouvement inverse que réalisaient DN. Alors que je m’étais emparé de leur œuvre comme d’un site pour une expérience de pensée, ils s’emparaient d’un problème comme d’une occasion pour une expérience artistique – et posaient la question : quel est l’espace d’Elephant ? Que voudrait dire de le construire ? Ouvre-t-il à d’autres architectures possibles ? Ils introduisaient ainsi, dans les termes de leur propre pratique, le problème de l’expérimentation d’une « approche locale » de l’espace dans une architecture réelle, expérimentation qui elle-même était susceptible de rouvrir ou de mettre à l’épreuve les formulations conceptuelles que nous pouvions en donner. C’est, de fait, ce qui arriva.

Un nouveau problème : l’identité des lieux

Ce type d’opération mérite d’être réfléchi et précisé, parce qu’il est sans doute caractéristique des manières dont l’art contemporain pense, et dont on peut penser à partir de lui. La proposition de DN engageait immédiatement des problèmes d’analyse filmique : quel serait le plan de cet espace ? Bien sûr, on pourrait décider qu’il s’agit tout simplement du bâtiment scolaire où le film a été tourné, qui se trouve être un vrai lycée, différent de celui de Columbine mais parfaitement réel, quoiqu’alors désaffecté et aujourd’hui détruit. Mais on ne prendrait pas alors au sérieux l’idée d’espace cinématographique : on s’en tiendrait à l’espace-référent. D’ailleurs, il existe bien un plan du bâtiment dans le film : c’est celui où les tueurs préparent leur massacre. Un tel « point de vue » appartient donc déjà à un parcours et un seul, et pas nécessairement le plus désirable... Il fallait donc ne retenir de l’espace que ce qui nous est donné par les parcours et leurs intersections.

Plus radicalement, nous avons décidé que la vraie nature de cet espace ne tient qu’à la manière dont les parcours peuvent se croiser : nous n’avons pas tant des parcours dans un espace, qu’un espace qui n’existe que dans les connexions entre ces parcours. Cette décision revient en fait à proposer une représentation topologique de l’espace cinématographique, en un sens conceptuellement rigoureux. On peut traiter chaque parcours comme une unité de mouvement, si l’on veut un point de vue mobile sur un espace qui n’est lui-même constitué que par les connexions entre les points de vue : un lieu n’est donc rien d’autre qu’une rencontre. Les distances sont négligées de même que toutes les particularités métriques (peu importe qu’à cet endroit le couloir fasse un angle droit ou qu’on puisse aller des vestiaires à la bibliothèque en passant par le grand gymnase comme le fait Michelle, etc.) : nous réduisons toutes les trajectoires continues (c’est-à-dire les travellings) à des lignes droites pour autant qu’elles ne croisent pas la trajectoire d’un autre protagoniste du film. Cependant, un tel travail n’est pas seulement formel ; il implique toutes sortes de décisions proprement esthétiques : par exemple, il a été convenu de ne compter comme une « rencontre » entre deux trajectoires que leur rencontre dans un plan du film, même si nous savons qu’un personnage est dans la pièce en même temps qu’un autre mais que nous ne le voyons pas, ou, qu’inversement, un personnage n’occupe pas le même espace architectural mais traverse le champ visuel (par exemple en traversant le cadre d’une fenêtre).

On aboutissait ainsi à un graphe topologique. Ce seul travail posait un certain nombre de questions intéressantes, ne serait-ce que parce qu’il rendait immédiatement perceptible le fait qu’un espace cinématographique ne correspond pas nécessairement à l’espace dans lequel le film est tourné. Il ouvrait aussi des perspectives à l’analyse filmique en même temps qu’il permettait de réfléchir à la question de la représentation d’un événement. Mais ce qui importe ici, c’est la manière dont le souci de s’en servir pour produire une architecture qui ne serait plus soutenue par la garantie d’une représentation globale d’elle-même permettait de déplacer le problème philosophique originel pour faire apparaître une question sous-jacente et peut-être plus fondamentale que celle dont nous étions partis. C’est par là que cette recherche fonctionnait comme une expérience de pensée.

DN avaient en effet d’abord imaginé tout simplement, à titre d’exercice, de construire une architecture qui restitue l’espace du film tel qu’il apparaît dans le graphe : un plan dans lequel, à chaque salle, correspondait un « noeud », et où les portes étaient traitées comme des flèches du graphe. Cependant, du fait même des singularités du graphe, qui traduisent le fait que cet espace a trois dimensions et non pas deux, un plan sur un seul niveau ne saurait restituer l’ensemble des relations : DN ont donc proposé de traiter ces singularités par des connexions visuelles, au moyen de retour de vidéosurveillance d’une salle dans l’autre. Par ailleurs, chaque salle devait elle-même faire l’objet d’une intervention plastique permettant de la qualifier : il s’agissait ainsi de réfléchir à ce qui constitue un espace comme une cafétéria, ou une salle de repos, ou une cuisine, et à chaque fois de telle sorte que cet espace apparaisse comme un plan de rencontre (en entendant le mot plan au sens filmique). Enfin, sur ce dispositif, il était envisagé d’installer un dispositif de vidéosurveillance rejouant l’événement de la tuerie en fonction des parcours des visiteurs : par exemple, utilisant les systèmes de tracking aujourd’hui disponibles dans les logiciels de vidéosurveillance, on imaginait de pouvoir suivre un visiteur se déplaçant dans cette architecture et, si celui-ci répète (sans le savoir) le mouvement d’une des victimes, alors qu’un autre refait (sans le savoir non plus) le parcours d’une des victimes, et qu’ils se rencontrent dans une pièce correspondant à un moment meurtrier de la narration filmique, alors une capture vidéo est réalisée de la « victime », qui est imprimée sur une imprimante avec la mention « Tu es mort ». La nature de ce qu’il y a à voir (ou à vivre) dans cet espace, sa logique spatiale propre, ne pourrait donc être saisie par le visiteur qu’à travers la compréhension des parcours des différents visiteurs, qui déterminent ce qui se passe, ce qui a lieu, littéralement.

Les limites d’une telle proposition sont évidentes. Cependant, son principal intérêt fut de mettre en évidence la duplication d’un certain nombre de lieux. Ainsi, la cafétéria apparaissait deux fois, de même que la salle de débat. Que pouvait impliquer, dans une architecture, cette prolifération d’un même lieu en fonction des manières dont il se raccorde à d’autres ? Que devait-il garder de lui-même, comment devait-il renvoyer à son double ? C’est cette question qui a permis de conduire à la proposition finalement adoptée, d’abord avancée par Juan Luis Gastaldi. Elle consiste à reprendre architecturalement le principe formel le plus spectaculaire du film, la répétition d’un même espace mais selon des parcours différents, en reconstruisant plusieurs fois la même salle, mais de telle sorte qu’en fonction de la porte d’entrée elle donne un point de vue différent sur le même espace. Ainsi, dans le cas le plus simple, un visiteur entrerait dans une pièce dans laquelle se trouvent quatre portes ; chacune de ces portes donne sur une autre pièce, qui reproduit à l’identique la précédente, mais de telle sorte que la disposition des éléments mobiliers dans cette pièce varie ; par exemple, alors que la porte latérale fait entrer le visiteur dans une pièce où les éléments apparaissent disposés de la même manière qu’ils l’étaient lorsqu’il était entré par la porte principale dans la pièce précédente (tel objet à gauche de la porte d’entrée par exemple), s’il franchit la porte d’en face, il entre dans la même pièce, mais comme s’il en venait par la porte latérale. Tout se passe ainsi comme s’il parcourait la même pièce mais en « sautant » d’un point de vue (ou plutôt d’une entrée) dans une autre. Un tel dispositif forcerait le visiteur à déterminer le lieu où il se trouve uniquement en fonction des passages d’une pièce à l’autre. En effet, il serait dans l’incapacité de situer cette pièce par rapport à autre chose qu’elle-même, et aux relations entre les entrées et les sorties. Le visiteur lui-même change d’identité en fonction de la porte par laquelle il entre : son identité est déterminée par là d’où il vient. Enfin, ce dispositif impose évidemment la réplication des mêmes éléments dans toutes les pièces, rouvrant une problématique familière à l’art contemporain, celle de la série, mais en la contraignant de telle sorte qu’elle n’est pas tant liée au problème de l’aura de l’œuvre d’art ou de celle du concept, mais bien à l’identité matérielle de la chose, et qu’elle doit mettre en évidence une identité qui ressort de la multiplicité des approches (au sens rigoureusement spatial) dont elle peut faire l’objet. Ce dispositif fournit donc un mode d’exposition qui oblige donc les différentes pratiques qui peuvent intervenir dans ce contexte (peintures, sculptures, vidéos, etc.) à se reposer chacune pour leur compte la question des effets sur elles d’une approche locale, fournissant autant d’occasions pour en approfondir les enjeux conceptuels. Un certain nombre d’étudiants et de jeunes artistes associés à ce projet purent ainsi faire des propositions qui chacune témoignait de la manière dont le problème de départ devenait de fait un problème artistique à multiples facettes.

Répétons-le, il ne s’agit pas ici de plaider l’intérêt artistique intrinsèque de cette proposition, mais plutôt de montrer comment y fonctionne, avec l’exemplarité d’un « modèle », ce mécanisme de relais qui permet de redéterminer un problème philosophique – ici, celui d’une approche de l’espace qui ne se donnerait pas d’avance une garantie de représentation globale –, en un autre – celui de l’identité même des lieux et des objets. Ce déplacement a une fonction véritablement critique : il montre que le passage par l’épreuve de l’art permet en effet de trouver le point décisif par où tient un système de pensée. On découvre ainsi que le véritable enjeu philosophique de l’abandon d’une structure globale définie d’avance revient à définir une autre modalité de l’identité, qui ne corresponde ni à un noyau de propriétés récurrentes dans différentes réalités empiriques (comme les traits d’espèce du chien se retrouvent dans tous les chiens), ni à une singularité irréductible qui nous assure de l’identité de la chose avec elle-même grâce à sa différence d’avec toutes les autres (ce téléphone est ce téléphone et aucun autre, même s’il a été produit en série, parce qu’il a son propre lieu, sa propre histoire, qui font partie de son être, et ne peuvent pas plus être confondus que les deux feuilles d’arbre par lesquelles Leibniz illustrait le principe des indiscernables). Certes, il revient aux philosophes de construire ce concept de l’identité clivée : c’est même une tâche qui relève à proprement parler de la métaphysique, en son sens le plus traditionnel, et plus précisément de l’ontologie. Mais il me semble que le passage par l’expérience artistique permet non seulement d’éprouver ce mouvement de déplacement critique d’un problème philosophique, mais encore de donner à la pensée ontologique les objets caractéristiques dont elle doit désormais rendre compte. L’art participe ainsi à l’exercice ontologique, non pas seulement parce qu’il donne lieu à une réflexion sur l’objet d’art (du type de celle de Nelson Goodman), mais parce qu’il fournit des objets dont le régime d’être est singulier, et qui fonctionnent ici véritablement comme des modèles.

Je ne prétends pas que ce soit là la seule manière dont on puisse définir des protocoles d’exercice de la pensée dans les espaces artistiques. L’exemple a au moins cet avantage de démontrer en acte qu’il est possible de faire autre chose, avec les œuvres, que de les sonder et de les interpréter pour savoir à quoi pensent les artistes. Pour le théoricien ou le philosophe, les œuvres peuvent être aussi l’occasion d’une expérimentation sur les conditions de ses propres interrogations, fussent-elles les plus abstraites et les plus éloignées en apparence des questions traditionnelles de l’esthétique.


> consulter le projet nexus pour HIC, l'exposition de "la Forme des idées"